« Ceux qu'on retient » : différence entre les versions
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Version du 3 avril 2013 à 08:37
Intentions
Ce sont, principalement, des hommes. Des mecs, des gaillards, loustics ? non : des grands hommes. De ceux qu'on trouve dans le dictionnaire, pages de la fin, photographies clean, rarement de sourires, posture droite, regard tantôt dans le vide (la connaissance, l'absolu !), tantôt droit dans les yeux du spectateur, on fusille d'un coup d'œil. Ils ont l'allure fière, ils ont sûrement raison. En vrac, des prix Nobel, des militaires, des résistants, quelques peintres, écrivains, mais toujours : un nom, des dates, un acte de mérite, une rue. Des grands hommes. On connaît leurs noms, toute une liste de noms qui défilent, dans l'ordre, devant nos yeux, sur leurs petits rectangles bleus. On les associe, mécaniquement, à tel poème, telle toile, tel discours politique; parfois ils ne sont que des syllabes enchaînées qui ne veulent rien dire car aussi grands soient-ils, on ne les connaît pas tous, les hommes des rues de Caen.
Leurs visages nous sont souvent aussi indifférents que les faciès croisés dans l'éternel trajet quotidien du tramway. On en reconnaît certains. Les autres ne sont qu'une façade d'yeux, de bouches, de nez qui ne (nous) disent rien. Le minois froncé, limite tête de mort, de Louis Braille ; les bouclettes, le sourire bienveillant de Rousseau ; la barbe dévorante de Modigliani ; la bacchante glorieuse d'Henri Dunant, le regard ancré vers cette grosse boîte, là, et la tête du photographe planquée sous un drap fabuleux.
On les regarde, peut-être non, non allez, ce sont eux qui nous regarderaient du haut de leurs pancartes ! Mais non, tu parles, quand ils ne sont pas coincés entre leurs pages de dictionnaires, étouffés dans la masse, manque d'air - de toute façon ils n'en n'ont plus besoin, ils sont morts - ils sont typographie blanche sur monochrome bleu.
Nous, aussi, on s'en fiche. Ou plutôt : ils ne sont pas hommes, ils sont lieux. On se retrouve à Saint-Pierre ? Non plutôt, Guynemer, ça te va? Je viens de Jean Vilar. Je prends le tram. Ah ! Le tram. Apocope. Tramway, ça veut dire. "Tram" + "way". Du middle Dutch "trame" + "way". Du latin "trama" + "way". La toile, le filet : le réseau + "way". "Way" : la route, le chemin, viens-là ! J'arrive. On arrive. Les femmes arrivent ? Les passagers je veux dire, âgés parfois, d'autres pas âgés.
Ce sont, principalement, des femmes. Grandes, petites, je n'en sais rien, juste : des femmes.
Le lieu
Finalement, ce ne sont que des lignes et des points, un beau tableau abstrait, hein ! quoi en dire ?
C'est, peut-être, un film. Mais si : celui qui défile par la fenêtre, puisque de toute façon on ne regarde que cela, la fenêtre - les êtres sont las, ou juste pas là, alors où planter ses yeux ? La vitre fait un bel écran. On a la musique dans les oreilles et le film en direct, attention, sacrée technologie. Un film qu'on connaît par cœur mais dont on se contente bien. Immeubles, barres longues, arbres, ça tourne, Modigliani, susurre la-dame-du-tram. Nouvelles barres, ça s'élève, piétons qui traversent au mauvais moment, Klaxon nerveux, le jeudi : marché. Les arrêts qui se succèdent, le paysage gris qui défile. Ambiance selon la météo : soleil on cuit, pluie le plafond perméable nous cascade dans la nuque. Ca passe, on passe. On s'oublie, puis on repère l'arrêt, ça y est, on sort. Fin de l'entracte. La vie reprend.
C'est une carte, des branches qui filent dans tous les sens mais pas trop, quand même. Ca reste bien propre. Google maps, beige et blanc. C'est un dessin plaqué sur l'écran, une toile, un réseau, on en revient toujours là. Des cartes à chaque arrêt, regardez-moi toutes ces couleurs ! Des liens, des connections, correspondance bus Twisto et Bus Verts. Un trajet qui se dessine et se construit, le doigt sur la feuille, les sourcils en visière, on suit du bout de la pulpe tendre la route, le fameux way au coeur du tram.
Ce sont des gens, des visages qu'on prend toujours bien soin d'observer discrètement. Puis quand l'ennui vient, ou alors les yeux de l'autre, vite, la fenêtre, on s'y réfugie. Pas de contact, surtout. Chacun dans sa tête, sa bulle, son monde, appelez cela comme vous voulez, le tram est, en réalité, vide. Les wagons cahotent leur rien quotidien.
C'est la ligne A du tramway de Caen.
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Développement du projet
Ceux qu'on retient est un projet en constante évolution depuis les débuts de l'atelier Atlas. Les idées se succèdent, mènent à d'autres pistes, et sont autant d'arrêts menant à la destination finale.
Premières pistes
- Premières recherches sur le terrain autour de la Presqu'île de Caen, prise de photographies, réalisation de croquis, recherches formelles autour du vocabulaire architectural des zones désaffectées, industrielles et portuaires situées derrière l'esam.
- Le terme de fiction compris dans les contraintes de ce projet me mène à prendre le terme au mot. Je réfléchis à un récit se déroulant dans le territoire du centre-ville de Caen, délimite une zone triangulaire comprenant l'université, le château et le jardin des plantes.
- Recherches sur le terrain, récolte de documents, de cartes mises à dispositions par les différents lieux, prise de photographies.
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Une fiction caennaise
- Changement de lieu, mon intérêt se fixe sur le tram A que j'utilise tous les jours à plusieurs reprises.
- Etude des comportements dans les wagons : rares relations, qui se salue ? jeux de regards, d'esquive, on se place d'avance devant la porte lorsque le tram arrive, on se double, s'écrase, râle... Relevé de conversations entendues dans un carnet.
- Relevé de tous les noms des rues de Caen ; création d'un personnage principal au nom composé de noms de rue. Désir d'en faire un concentré du centre-ville de Caen, de créer un genre d'identité visuelle propre à cette ville. Le personnage principal serait la personnification de Caen. Recherches sur le terrain en centre-ville, prise de photographies : tags, graffs, fresques, images collées, peintures, dessins... Croquis du personnage, Caponnière Brummel.
- D'un point de vue du scénario, l'histoire s'oriente vers l'intervention du surnaturel dans le quotidien pour qu'enfin, le tram soit le lieu de quelque chose de nouveau, de différent, dont seraient témoins les passagers, qui réagiraient enfin et se retrouveraient réellement présents dans les wagons, lien obligatoire lorsqu'on est confronté à quelque chose d'une étrangeté violente.
- Ecriture d'une dizaine de pages dactylographiées, abandon du point de vue unique, ouverture à de nouveaux personnages créés à partir d'observation réelle des passagers, chacun possède un passage sur l'arrêt où il descend et porte un nom composé de noms de rues.
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Shiva (extrait)
"Le tramway est le lieu du « il a l’air de », Aurore Scamaroni l’a depuis longtemps remarqué. Ceux qui ne sont ni isolés par leurs écouteurs de caoutchouc fluo trop enfoncés dans leurs oreilles, ni faussement plongés dans les pages d’un bouquin – code de la route, roman de gare, code civil, Ainsi parla Zarathoustra, le dernier Harlan Coben, Vingt mille lieux sous les mers : il y en a pour tous les goûts – ne peuvent échapper à la danse des yeux. Les gens se regardent, s’observent ou plus justement : s’étudient. Imaginent, interprètent, devinent. Retirent les yeux juste avant d’être remarqués, déployant leur parachute suffisamment près du sol pour pouvoir en détailler le grain, en compter les cailloux, mais atterrir sans une égratignure.
Le tramway est le lieu des « gens ». Des « autres ». Ceux-là, qu’on croise tous les matins et qu’on reconnaît, ou qu’on aperçoit pour la première fois car ils changent de trajet, car leur voiture est en panne, car je te l’avais bien dit, qu’elle faisait un bruit bizarre, mais toi, toujours avec ton fichu boulot… Ceux qu’on aime, ceux qu’on aime pas, ceux qu’on méprise, qu’on domine en prétendant à une innocente analyse. Ceux qui vont bientôt descendre, qui sont encore là pour trois quarts d’heure, qui s’endormiront sur un classeur et rateront leur partiel dans l’aquarium de la fac de Caen. Ceux qui ont des moustaches, des cheveux bouclés, des mains grêlées de tâches de vieillesse, des lunettes de hipster, des oreilles décollées, une nouvelle coloration, un chemisier trop ouvert, un air de savoir la vie ; ceux qui transpirent la banalité ou dégagent un genre de beauté adolescente capable de vous ronger le cœur comme si on vous y avait balancé un seau de chaux. Ceux qu’on imagine, des personnages qu’on invente finalement.
Le tramway est le lieu du spontané car du « chacun pour soi ». Des dizaines de microcosmes cohabitent doucement mais ne font que s’effleurer, se frôler sans jamais prendre le risque de se mélanger. Les atomes sont nombreux, les molécules bien plus rares. Parfois, une drôle de coïncidence fait que les quatre passagers d’un même bloc de sièges ont un bouquin ouvert sur les genoux, Aurore en rit, on dirait un genre de secte littéraire. Une gonzesse reconnaît la mère d’une amie, la salue d’un geste de la main, sourire hésitant : je m’assois à côté d’elle ou pas ? Les relations changent de nature, des discussions privées deviennent publiques lorsqu’elles sont scandées dans le wagon. Le perron de la maison, la grille de l’immeuble sont passés, mais le territoire public est à peine entamé, ne s’éveillera totalement que lorsqu’on aura rejoint sa destination.
Entre le chez-soi et le boulot, les gens se laissent paralyser par la tension de l’entre-deux. On croirait les lutins de plastique figés d’une bûche de Noël.
Si elle les a détectée et s’en est amusée, Aurore n’échappe pas à ces règles. Comme la nana à la poussette, le type barbu, la fille à l’affreux slim brodé ou l’autre qui lève le museau entre deux textos envoyés, elle laisse son regard s’égarer sur les faciès, les vêtements, les sacs de course des autres passagers. Elle dissèque, écarte la fine pellicule de peau et l’épingle sur la moquette défraîchie des sièges. Elle mène l’enquête, fouille, viole – détruit et reconstitue. Elle n’a aucune pitié : ils ne savent pas. Et si elle se rappelle parfois un vieux manga lu au collège où toute la population faisait mine de ne pas être au courant que certains de ses membres déballaient en permanence, sans le savoir, toutes leurs pensées en temps réel, si l’angoisse lui serre le cœur une fraction de seconde, elle finit toujours par se dire, un accès de rationalité égoïste pénétrant sa folie passagère, que ce serait elle la victime et que les autres n’auraient de toute manière aucun droit de réagir à ses réflexions. Pour se rassurer, elle n’oublie néanmoins pas de lancer une ou deux vacheries qu’elle essaye de faire passer pour naturelles, cherche les bouches pincées, les doigts qui se crispent, les regards qui l’évitent, n’importe quelle signe qui prouverait que quelqu’un l’entend penser. Elle n’en trouve aucun et sourit.
Elle s’en veut parfois d’avoir ce regard un peu méprisant sur les choses, les gens – et le simple fait qu’elle pense aux choses avant les gens veut tout dire. Elle finit souvent par se dire que les masques figés des autres doivent receler autant de pourriture gratuite que le sien. Un vague sourire gagne ses lèvres lorsqu’elle pense qu’une fois de plus, alors même qu’elle tente d’esquiver ce défaut qu’elle exècre, elle est en train de les juger sans rien savoir d’eux."
Ceux qu'on retient 1.0
- Abandon de l'idée de fiction. Recherche de tous les visages des gens dont les rues de Caen portent le nom. Je constate qu'il y a très peu de femmes, moins d'une dizaine en tous cas, et parmi elle des figures fictives comme la Fée Viviane ou Mélusine.
- A partir de ce trombinoscope, croquis pour un projet qui serait réalisé sur un format horizontal : dessin sur papier de la carte de la ligne de tram déroulée pour ne faire qu'un fil, sur laquelle, en surimpression, se trouveraient les visages relevés mêlés à ceux des passagers du tram. Dans les deux cas, il y en a qu'on reconnaît, d'autres qui ne nous disent rien, on connaît peu de nom, peu de relations, ce ne sont des gens présents qu'à titre d'information.
- Captures d'écran à partir de Google maps Streetview de ce que l'on voit de la fenêtre tout le long du trajet du tramway.
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Ceux qu'on retient 1.2
- Sélection d'un extrait d'une carte où passe la ligne A du tram de Caen, afin de réduire le trombinoscope. Relevé des noms des rues, des visages correspondants.
- Réalisation d'un coussin brodé où les visages et la carte de la zone choisie font office de motifs. Les couleurs choisies sont le bleu, le vert et le jaune des sièges du réseau Twisto (bus & tram). Les visages, brodés, deviennent cryptiques, difficiles à reconnaître, à percevoir même : ils ne sont que des inconnus, des informations, de la même manière qu'on traite les noms des rues, indifférence de la personne. Ce ne sont que des visages d'hommes. Où sont les femmes ? Visiblement, elles brodent.
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Présentation finale
L'objet final est donc un coussin brodé. Son lieu d'exposition est encore à déterminer. Faut-il le poser, donner la possibilité de s'assoir dessus, l'accrocher au mur, le percer ? Une photographie de ce coussin à l'intérieur du tramway de Caen sera réalisée et imprimée en grand format, puis fixée au mur. Y seront ajoutés un texte explicatif et des recherches préalables (captures d'écran street view, croquis...).


















