Presqu'île de Caen : le naufrage
auteurs : Ninon Dorino, Zoé Le Roi, Aude Jourdain, Marie Humbert, Bertille Raou-Bouvier
Le naufrage
Le Boëdic a sombré le 25 août 2015 dans le canal de Caen après deux ans d'abandon. Ancien chalutier en mer d'Iroise et ancienne vedette du Golfe du Morbihan, le Boëdic était la navette pour les touristes sur le Canal de Caen à la mer. Construite à Brest en 1966 pour les liaisons entre Brest et l'ile d'Ouessant puis vedette du Golfe du Morbihan, le Boëdic fesait la navette pour les touristes sur le Canal de Caen à la mer pour les vedettes de Normandie.[1]
Retiré de l'eau le 23 novembre 2017, il n'a pas bougé depuis. Le propriétaire n'a pas donné de signe de vie, sûrement effrayé par la facture relative à la sortie de l'eau et à la destruction du bateau. PNA ( Ports Normands Associés) recherche activement le propriétaire mais le démantèlement est déjà prévu pour l'année 2019, toujours au frais de ce dernier.
Analyse
Dans la littérature, le naufrage est la ligne de partage entre un bateau maîtrisé et les vagues incontrôlées, entre le réel et le rêve, entre l’histoire et la nature, entre le projet humain et un destin qui le dépasse, entre la force de l’homme et celle de la nature, entre la puissance dominatrice de la technique et la revanche des forces naturelles.
Le naufrage, c’est “une ruine totale et complète”, un échec, une déroute.
Le naufrage, c’est l’interrogation de traversées qui placent l’altérité au pourtour de ce qui croit en son centre.
Au cœur de ce naufrage, la vedette “Le Boëdic”, qui, le 25 août 2015, sombre dans le bassin de Calix. Ici [coordonnées géographiques : 49.183330, -0.340269].
La ruine, c’est l’après-naufrage. C’est ce qui reste. C’est l’épave, le débris, le résidu, le vestige.
Posé sur le bitume, “Le Boëdic”, hors de sa fonction première, hors de lui-même, paraît ruine. Une ruine mélancolique, sublime et romantique, qui vient contraster avec le décor qui s’annonce derrière, autour, à côté, a visu. D’autres ruines, créées par des phénomènes destructeurs actuels plus violents, soudains, radicaux. Un paysage urbain déstructuré, composé de zones de stockage, d’entrepôts, de matériaux, de déchets.
Nous sommes passés du temps des ruines au “temps en ruine”, écrit Marc Augé. En anthropologie, l’objet de délectation archéologique qu’est la ruine devient l’emblème ou l’allégorie, dirait Walter Benjamin, de la conscience moderne face au temps et à l’histoire.
Face “à la beauté de qui s’écroule plutôt qu’à l’ampleur de ce qui s’annonce”.
Il ressort de cette construction fragmentaire que la relation entre passé, présent, futur est au coeur de la problématique des ruines.
Une problématique que l’on retrouve particulièrement dans le paysage de la Presqu’Île, au sein duquel la puissance de l’homme semble être devenue “une puissance géologique” plus grande que la puissance de la nature, qui, bien que restée libre, est ici polluée, contaminée, souillée.
Pourtant, il apparaît que cet espace soit d’une utilité précise : en devenant l’arrière-ville de Caen, il devient l’entrepôt de ce qui ne peut et ne doit pas être vu. Du sale, de l’inutile, du moche, du pestilentiel voire du pestiféré. Il n’y a en effet rien d’anodin à ce que les catégories de personnes les plus précarisées, ou aux situations les plus précarisantes (prostitué·es, migrant·es, sans-papiers) se retrouvent reléguées dans cet espace. “Habiter” la Presqu’Île semble décrit à partir des risques et des nuisances, des peurs et de l’absence de reconnaissance des populations existantes. S’intéresser à l’interface ville-arrière ville comme territoire vécu donne à voir des quartiers qui vivent au rythme de décisions ou de grands projets dont les populations résidentes sont déconnectées. Des dynamiques qui se donnent à voir dans les revendications et les luttes urbaines de la Presqu’Île : les squats, les graffs mais aussi les associations présentes (lesquelles ??) sont la preuve d’une bataille qui se mène déjà.
C’est en cela, donc, que “Le Boëtic” semble symboliser le territoire de la Presqu’île. Véritable “ruine contemporaine”, il est moins monument ou paysage qu’un contexte persistant. Il renvoie à l’eau qui fait partie intégrante du territoire de la Presqu’île ainsi qu’au passé industrialo-portuaire de la ville, et dépasse le territoire en lui-même en renvoyant à un héritage, un présent et un avenir. De même, il peut se poser comme l’allégorie de la volonté des pouvoirs publics la ville de Caen, qui semblent s’efforcer de “tout raser pour tout reconstruire”. Gros parallèle avec le statut de Caen de ville reconstruite, 1944 rasé par la guerre vestige des bombardement, 2000 presqu'île déserté du faites de la production mondialisé et de la délocalisation (exemple les machines de la SMN sont parties pour être utilisées dans la production chinoise), alors que Caen était en 1944 le vestige des bombardement, en 2019 la presqu'île est le vestige du libéralisme. Et en même temps bah le bateau il a était abandonné pour des raisons économique le cas a investi puis s’est barré.
En cela, notre démarche tendrait à questionner les temporalités et les vécus, en démontrant que la ruine n’est pas une fin en soi, et que “c’est l’invention qui compte, même si elle est soumise à de terribles pressions et à des effets de dominations qui en menacent l’existence”.
L’enjeu pourrait être celui de souligner ce que possède ce territoire qu’est la Presqu’Île, et de venir presque prouver que cela n’exige pas plus d’aménagements. Notre réflexion s’aligne sur la stratégie identitaire affirmée par CaenPresqu’île, qui assure au sein du plan guide, que la Presqu’île n’est pas un terrain vierge, mais qu’il possède une histoire qui est “à valoriser afin que le projet s’inscrive dans sa continuité logique et ainsi pour favoriser l’appropriation du site par les habitants et les usagers”.
Dès lors, nous pensons qu’une approche sensible et un questionnement autour des différents usages possibles des lieux par les citoyens de Caen serait une bonne manière d’appréhender le futur de ces espaces au sein des projets urbanistiques de la Presqu’île. Notre « projet » est donc un parti pris contre la destruction et pour l’urbanisme transitoire car ce dernier offre une valeur d’usage aux bâtiments inutilisés et/ou aux espaces vacants. Il permet également d’introduire la notion d’occupation temporaire, l’occasion d’ouvrir les espaces aux habitants de la ville afin qu’ils puissent imaginer, construire et vivre ces espaces afin d’en définir les usages.
Cartographie Sensible
section en construction
Textes
[“Les anthropologues ont toujours été à leur insu les spécialistes des commencements , même si les commencements qu’ils étudiaient exhalaient un parfum de mort : abolissant d’un coup l’actualité de ce qui les avait précédés, ils n’ouvraient sur l’avenir qu’en suscitant l’immédiate nostalgie. Les anthropologues ont été plus sensibles à la beauté de ce qui s’écroulait qu’à l’ampleur de ce qui s’annonçait.
Projetés vers un avenir inimaginable, ils éprouvaient la nécessité de s’identifier au moins à leur passé. Mais l’obscurité du présent et l’incertitude de l’avenir étaient la raison de réinvention. Une sorte de chantier sur lequel on faisait l’inventaire des mythes et des objets perdus, où l’on élaborait des théories interpétratrices, des séquences historiques et des épisodes mythiques. Les anthropologues en sont là aujourd’hui, devant la vaste friche qui s’étend sur la terre entière, ils sentent bien que l’inventaire des ruines n’est pas une fin en soi et que c’est l’invention qui compte, même si elle est soumise à de terribles pressions et à des effets de dominations qui en menacent l’existence. L’humanité n’est pas en ruines, elle est en chantier. Elle appartient encore à l’histoire. Une histoire souvent magique, toujours inégale, mais irrémédiablement commune. L’homme s’efforce de produire des œuvres achevées et closes, symboles de la loi de création. La nature au contraire, s’ingénie à dissoudre des œuvres, symbole de la loi également nécessaire de la dégradation.”
Marc Augé - Le Temps des ruines.
[Assurément tous les bâtiments sont voués, un jour ou l’autre, à s’effondrer, mais paradoxalement rien ne semble durer plus longtemps qu’une ruine, rien ne paraît plus solide.
Ainsi les ruines à l’envers, l’essence ruiniste de la réalité d’après-guerre, que Smithon voit à l’œuvre dans les architectures et l’art minimaliste ne sont peut être qu’une autre manière de désigner l’esthétique dystopique contemporaine, celle d’un futur négatif, cataclysme au moribond qui rejoint dans sa vision rétroactive du temps, un temps immémorial voire préhistorique. Esthétique de la ruine : poiëtique de la destruction]
Glossaire
Bateau :
Bâtiment destiné à la navigation sur les surface maritime fleuves et canaux mer océan.
Espace :
En géographie, un espace est un espace social, produit par des groupes humains qui l’organisent et le mettent en valeur pour répondre à des objectifs fondamentaux : appropriation, habitat, échanges, communication et exploitation.
Espace vécu :
L’espace des pratiques quotidiennes et des interactions sociales : il participe à la représentation collective d’un espace.
Délaissés urbains :
Dépourvus d’usages officiels, ce sont des lieux transitoires, présentant, du fait d’une gestion irrégulière, une végétation spontanée. Ils sont l’objet de représentations individuelles et sociales négativement connotés. L’enjeu est de trouver la place de l’objet “délaissés urbains” au sein du lien nature/sociétés. Brun et Demailly, 2015.
Identité (portuaire) :
Lieu :
N’a pas d’étendue ou une étendue limitée. On le parcourt à pied et on peut l’embrasser du regard, on y a agit et on le fréquente. Il peut être chargé d’une signification forte. Sa charge symbolique peut dépasser sa réalité complexe, c’est ce que désigne le “Haut-lieu”, un géo-symbole définit par les pratiques et valeurs collectives.
Naufrage :
Sens 1 : Perte d’un bateau en mer.
Sens 2 : Ruine totale et complète.
Ruine :
Processus de dégradation, d’écroulement d’une construction, pouvant aboutir à sa destruction complète ; état d’un bâtiment qui se délabre, s’écroule.
Édifice détruit, délabré, écroulé.
Désagrégation, destruction progressive de quelque chose, qui aboutit à sa disparition, à sa perte.
Cause de l’anéantissement, de la perte, de la disparition de quelque chose.
“À l’esprit des ruines classiques, dont tout l’attrait tient à ce qu’une oeuvre humaine est perçue comme une oeuvre de la nature, sont venus s’ajouter, d’une part une ruine instantanée provoquée par les divers vecteurs de destruction contemporains et, d’autre part, l’esprit d’une ruine « aidée » incluant un futur de ruine dans les projets.” - Le Moment politique des ruines-Martine Bouchier
Stockage :
Action de stocker, de conserver un produit en attente, en vrac ou en charge unitaire ; fait d’être stocké.
Syn. Archivage : Ensemble des documents hors d’usage courant concernant l’histoire d’une collectivité, d’une famille ou d’un individu.
Symbole :
Sens 2 : Une matérialité qui porte en elle l’immatériel, une chose visible qui montre l’invisible.
Temporalité :
Caractère de ce qui se déroule dans le temps.
Territoire :
implique la notion de “vécu” , c’est un espace délimité, approprié par un individu ou une communauté. La territorialisation implique une appropriation économique, juridique et symboliques. Le territoire possède donc des limites établies soit par un groupe soit par une entité supérieure ( ex : un Etat).
Trace :
Sens 2 : Entre la menace de l’effacement et l’insistance de l’ineffaçable.
“aliquid stat pro aliquo” : une chose tient lieu d’une autre
Sources
- Janin, C. & Andres, L. (2008). Les friches : espaces en marge ou marges de manœuvre pour l'aménagement des territoires ?. Annales de géographie, 663(5), 62-81. doi:10.3917/ag.663.0062.
- Marion Brun, Lucy Vaseux, Denis Martouzet and Francesca Di Pietro, « Usages et représentations des délaissés urbains, supports de services écosystémiques culturels en ville », Environnement Urbain / Urban Environment [Online], Volume 11 | 2017
- Samuel Perigois. PATRIMOINE ET CONSTRUCTION D’URBANITÉ DANS LES PETITES VILLES. LES STRATÉGIES IDENTITAIRES DE LA REQUALIFICATION DES CENTRES- VILLES EN ISÈRE. Géographie. Université Joseph-Fourier - Grenoble I, 2006. Français. tel- 00118747
- Bilan de concertation secteur ZAC du nouveau Bassin Caen
Marc Augé - Le temps des ruines
Dictionnaire Larousse
Robert Smithson
Couple Poirier
Rachel Whiteread
Cyprien Gaillard
Georges Simmel
Marc Augé
Gordon Mata Clark
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